L'homme et l'anthropomorphose de l'ordinateur

de

Helmuth Sagawe

Traduction de Martine Wauters


Aujourd'hui déjà, l'ordinateur s'est introduit dans de nombreuses sphères de notre vie; il a "pris en main" des travaux de routine et décharge les travailleurs de nombreuses tâches lassantes. Nous ne pouvons plus nous imaginer vivre sans lui. Nous l'acceptons comme "partenaire" serviable, mais également dangereux. Les publicitaires le présentent souvent comme un être doté d'intelligence et comme un ami qui nous protège, dont nous ne pouvons plus nous passer. Mais quelle relation l'homme entretient-il vraiment avec l'ordinateur? Cette "machine intelligente" est-elle devenue, grâce à ses propriétés toujours présentées comme prétendument humaines, un "partenaire de l'homme", ou même son "portrait"? Helmuth Sagawe, sociologue et chargé de cours en informatique à l'université de Heidelberg, s'est penché sur ce problème dans le cadre d'une enquête plus vaste sur le thème "communication homme-machine ".

Les historiens, les paléonthologues et les ethnologues aiment désigner les conquêtes de la technique comme des jalonnements de l'évolution humaine: la première marque de civilisation fut l'allumage du feu; l'invention de la roue, quant à elle, devait amorcer l'ère de la technique. L'apparition de l'informatique serait- elle une nouvelle étape?

Indubitablement, l'homme semble avoir été façonné par les conquêtes de la technique; mais il faudrait également se demander si la technique ne serait pas en outre devenue partie intégrante de l'être humain. Si nous admettons cette hypothèse, il reste à déterminer quel type de lien les unit. Arnold Gehlen, philosophe et sociologue, a justifié de telles relations par des insuffisances organiques qui obligeraient l'homme à utiliser des moyens techniques sans lesquels il serait trop faible pour survivre.[1] Selon Gehlen, les remplacements, renforcements ou suppressions d'organes appartiennent à la nature de l'homme qui doit survivre comme être civilisé.

Si nous nous en tenons à l' hypothèse selon laquelle la technique (comme remplacement d'organes) est typiquement humaine, il ne faut pas oublier l'organe humain que nous appelons cerveau et qui coordonne le remplacement d'organes. Cependant, vouloir remplacer ce cerveau coordinateur par "l'intelligence artificielle" semble, en principe, poser quelques problèmes, car celle-ci ne peut pas être décrite comme une technique "normale" et ne peut donc tout simplement pas être incluse dans l'ére "technique".

Mais en quoi cette "intelligence artificielle" de l'ordinateur est-elle neuve, originale?

Personne n'ignore que les machines sont bêtes, ne peuvent que compter et distinguer deux éléments l'un de l'autre. L'innovation, c'est l'autonomie apparente de l'ordinateur. Grâce à un programme introduit par l'homme au préalable, qu'il est impossible - sauf pour des spécialistes - d'actualiser ou de copier, cette machine, qui travaille comme un simple outil, apparaît également à l'utilisateur "de plus en plus comme un interlocuteur".2 Les limites entre les contacts sociaux et ceux avec une machine ne peuvent donc plus être distinguées.[3]

La simulation d'une activité humaine ne représente pour nous rien de neuf par contre, le fait qu'une machine adopte la pensée humaine ou une partie de celle-ci pourrait être une première explication des problèmes psychiques et sociaux qui peuvent survenir dans les relations avec l'ordinateur. Les machines influencent-elles notre pensée? Peuvent-elles décider de notre sort? Ces interrogations se sont trouvées réduites, à l'occasion du débat sur l'intelligence artificielle, à la question suivante: Les machines penseront-elles un jour comme des êtres humains? C'est-à-dire: l'homme doit-il servir de modèle aux machines? Des expériences d'implantations de biopuces, pièces électroniques minuscules, dans le corps humain, pour remplacer des organes des sens ou des cordons nerveux du cerveau malades ou difformes, justifient de telles interrogations.[4] Cependant, en raison des influences sociales et culturelles possibles de ces nouvelles techniques, on peut se demander si, au contraire, les hommes n'ont pas toujours pensé comme des machines. Si cette hypothèse s'avérait exacte, elle pourrait bien être la thèse anthropologique la plus importante qui ait jamais été faite.

Communication homme-machine: un exercice de la pensée

 

A quelques exceptions près, où l'analyse des relations homme-machine tient compte de l'intelligence artificielle, peu se sont penchés sur la pensée différencielle de l'homme et de la machine.

Mais d'abord, qu'est-ce que la "pensée humaine" ? Une machine peut-elle seulement la reproduire? On désigne généralement comme pensées les situations dans lesquelles nous n'agissons pas selon notre instinct ou des comportements acquis, mais dans lesquelles nous interrompons notre action pour considérer, dans un certain cadre, comment il convient de procéder. On pèse le pour et le contre. Sous cet aspect, on peut caractériser une telle situation de la manière suivante: un obstacle qui rend les actes innés ou acquis impossibles; un temps d'arrêt face à ce problème, suivi d'une solution plus ou moins satisfaisante, qui peut parfois être la "fuite", c.-à-d. le renoncement a surmonter l'obstacle, des rêveries accomplissant les désirs étant considérées comme satisfaisantes. Les solutions positives sont soit le fait de surmonter l'obstacle, soit celui de le contourner.[5] Selon Freud, il existe au moins quatre moyens d'atteindre un but après une pause d'orientation, donc de différer une phase de réflexion, c.-à-d. de supporter "la tension accrue du désir due au retardement"[6] sans pour autant perdre l'objectif de vue. Le comportement et l'état psychique diffèrent d'un individu à l'autre, ce qui se manifeste p. ex. dans des degrés divers d'excitation ou dans l'urgence variable des besoins. Cette action compensatoire se déroulant au cours d'une phase d'orientation est étudiée par la psychologie cognitive. Un problème s'est posé pour une partie de cette science, la théorie motrice de la pensée, parce que les principaux mécanismes psychiques s'observent très peu à la périphérie de la personnalité, restant plutôt cachés dans l'organe central. De plus, les recherches tentant de prouver l'existance d'éléments moteurs dans les organes de la parole (p. ex. en mesurant les fréquences de la voix) n'ont pas donné de résultats convaincants.

La pensée, ou plutôt le déroulement des idées, se situe cependant dans un espace qui contient non les choses elles-mêmes mais leur représentation. Ainsi, pour Aristote, "dans le psyché, les idées prennent la place des objets qu'elles représentent"?;[7] presque toute la psychologie s'orienta longtemps sur cette théorie: la pensée était perçue comme un assemblage d'eléments (associations d'idées) et les idées comme des réalités ou des fantasmes perçus consciemment, clairement.

Une grande partie de la pensée est véhiculée par le médium de représentations orales. La parole dispose donc d'un réservoir de formules et utilise des concepts plus ou moins précis.

La théorie selon laquelle pensée et parole seraient identiques, très populaire ces derniers temps, remonte en fait à Platon; il faut cependant considérer qu'en cas de troubles d'élocution, la faculté de penser n'est pas toujours affectée. De plus, la parole suit un ordre linéaire: le verbe, p. ex., vient généralement après le sujet, alors que dans la pensée, tous deux peuvent apparaître simultanément.

Néanmoins, il est incontestable que la pensée compensatoire est normalement - du moins chez les adultes - véhiculée par la parole et que le développement de la pensée est intimement lié à celui de la parole. La plupart des tests d'intelligence sont aujourd'hui basés sur cette théorie, puisque l'exercice de la capacité de penser est appelé intelligence et apparaît dans les particularités de la langue tels que le vocabulaire, la syntaxe et la complexité des constructions grammaticales. La parole est donc considérée comme l'expression de la pensée et a acquis une grande importance dans notre personnalité.

La pensée humaine ne se compose pas seulement de considérations rationnelles, mais également de l'organisation de contacts sociaux, qui doivent être régis de manière variée, y compris des sentiments et des désirs.

Mais quelle influence une machine dotée d'une intelligence artificielle a-telle sur notre psyché? Apparemment, la relation homme-machine est empreinte des désirs latents, dans le psyché de l'homme, de pouvoir manier, maîtriser, régler, en un mot de pouvoir controler totalement l'environnement. L'informatisation de la culture et de la civilisation ne modifie-t-elle pas l'environnement lui-même? La pensée n'en est-elle pas, au contact de systèmes d'information électronique (expert systems), formalisée et mécanisée?

Le concept de "pensée mécanique" (mechanisches Denken), utilisé par Pflüger et Schurz dans leur étude ("Der maschinelle Charakter"[8]) et qui leur sert de base pour expliquer les aspects psycho-sociaux des relations avec les ordinateurs, est d'une importance capitale pour toute réflexion sur le thème relations homme-machine. Pour Pflüger et Schurz, il faut d'abord savoir si l'adaptation au "mode de pensée" des machines s'étend à toute la personnalité, ce qui permettrait de parler de "pensée mécanique". Leurs recherches empiriques ont démontré que les personnes qui aiment travailler devant un ordinateur n'aiment pas discuter, appréhendent plutôt les contacts humains, considèrent leurs semblables comme compliqués, sont moins engagés politiquement et socialement, et que leur occupation de loisirs favorite est la télévision.

En outre, il semblerait que les hommes considèrent l'ordinateur comme fiable, contrairement aux femmes, qui évoqueraient en cas de panne une erreur plutôt humaine que technique. Une enquête sur la détermination du sexe de l'ordinateur a révélé que les hommes ressentaient l'ordinateur comme masculin alors que les femmes lui attribuaient plus volontiers le sexe féminin. Les femmes qui voyaient dans l'ordinateur un objet masculin s'en méfiaient très fort et le considéraient comme quelque chose de méchant. " Ceci pourrait être une explication du comportement réservé qu'ont de nombreuses femmes face aux nouvelles technologies et qui, même lorsqu'elles travaillent dans l'informatique, ne peuvent visiblement accepter l'ordinateur qu'en lui attribuant des propriétés féminines".[9]

Les fans de l'ordinateur choisissent leurs amis selon des critères bien déterminés et ont tendance à contrôler leur sensibilité. Généralement, selon Pflüger et Schurz, la pensée "informatisée" se développerait aux dépens de l'intuition et de la sociabilité. Les fans de l'ordinateur seraient complexés, auraient peur de l'autre sexe et, en cas de doute, donneraient raison à l'ordinateur plutôt qu'à l'homme.

La "pensée mécanique" n'intervient pas seulement lors du travail devant un ordinateur, pour la programmation, lorsque le programmeur doit s'en tenir à des modèles de pensée bien précis; des programmes ont également été créés à l'intention de l'utilisateur, pour l'aider à "penser". "C'est possible grâce à l'ordinateur: vous pouvez développer des idées en peu de temps. Le programme s'appelle "Quickstorming".10 On le recommande vivement comme accélérateur de la pensée, pour réaliser des études de marché, créer de nouveaux produits ou de nouveaux services, préparer des conférences ou des publications, rédiger des lettres aux arguments difficiles, ou pour de nombreuses tâches créatives. Grâce à un processus de réflexion rapide, la pensée créative et la résolution de problèmes complexes devrait être facilitées et la réflexion, tant individuelle que collective, sur des problèmes de gestion capitaux devrait être favorisée. L'inventeur du programme, Hans Morawa, le décrit comme simple mais rentable: "Les travaux créatifs sont assistés par l'ordinateur. Celui-ci offre en même temps la possibilité de créer des banques de données d'idées auxquelles il est toujours possible d'avoir recours pendant la réflexion".[11] Quickstorming part de l'hypothèse que les meilleures idées sont toujours trouvées lorsqu'on est pressé par le temps.

Un bon exemple, selon Morawa, est la vitesse de la pensée innovatrice de Theodore H. Maimann, l'inventeur du laser. Neuf mois seulement s'écoulèrent entre l'énoncé du problème et l'émission du premier faisceau laser. Cette rapidité d'esprit s'explique, selon Maimann, par sa concentration intense et sa motivation. Sans ordinateur, le facteur temps est généralement mal évalué dans le processus d'innovation; Quickstorming, quant à lui, résoud les problèmes grâce à un travail intensif. Pour ce faire, les différentes étapes de la réflexion sont facilitées par des archétypes, c.-à-d. par des modèles de base inconscients, des visions, qui défilent en quelque sorte devant l'oeil interne de l'homme et non par des images réelles. Quickstorming est donc également un processus de visualisation.

Selon l'auteur du programme, les spécialistes, tout comme les cadres et les chefs d'entreprises, devraient ainsi pouvoir résoudre leurs problèmes plus rapidement et plus efficacement qu'auparavant. L'Institut für Industrie und Wirtschaftsführung de Munich estime qu'en septembre 1987, déjà 4000 firmes avaient participé à des processus de pensée informatisée avec Quickstorming. Cette nouvelle technique créative s'adapte visiblement tout à fait à une époque marquée par le progrès technique. L'ordinateur ne crée certes pas de nouvelles idées, mais il donne une forme précise et une structure aux idées existantes.

Dans son étude empirique "The second Self"[12], Sherry Turkle examine l'expérience des jeunes utilisant l'ordinateur. En observant des enfants américains selon une méthode psycho-pédagogique, elle a constaté que, face à l'ordinateur, l'enfant se demande s'il a affaire à quelque chose de vivant ou à un jouet inanimé. Partant de la théorie de l'animisme de la petite enfance de Piaget[13] - une des périodes les plus importantes dans la croissance de l'enfant, au cours de laquelle il apprend à distinguer les choses animées des objets inanimés - Turkle est arrivée à la conclusion que, dans l'ère de l'informatique, la mobilité autonome d'un objet n'est plus un critère de vie, et qu'il faut donc chercher d'autres attributs. Les enfants sont aujourd'hui confrontés à des objets hautement interactifs, qui peuvent parler, donner des instructions, jouer, gagner et perdre. Pour être pertinants, les critères de classification doivent être de nature non plus seulement physique ou mécanique, mais aussi psychologique. Les jouets savent-ils ce qu'ils font? Ont-ils des sentiments?

Turkle a également étudié les relations des jeunes avec les jeux vidéo. Ici on observe une fascination de pouvoir contrôler un objet. Selon Turkle, le joueur se sent autonome et libre. Presque comme lors d'une psychanalyse, il rencontre son subconscient, se perd et s'oublie dans un monde imaginaire dont il est le sujet autonome. Weizenbaum fait lui aussi remarquer que les amateurs de jeux vidéo tout comme les programmeurs "fanatiques", souffrent de mégalomanie et ont des visions d'omnipotence.

La chute des prix d'achat du matériel a joué un rôle important dans l'expansion de la microélectronique. De plus, ces systèmes bon marché doivent être créés de telle manière que leurs utilisateurs puissent, si possible, s'en servir sans formation de programmeur ou d'informaticien-analyste.

Au cours de la première génération de l'informatique, l'utilisation de machines était encore caractérisée par des relations homme-machine distinctes, c.-à-d. que pour qu'un certain objectif de travail puisse être atteint, il fallait d'abord informer un programmeur de ce que la machine devait calculer.

Mais grâce aux nouvelles technologies, il est possible, avec des terminaux et des logiciels intelligents (les plus simples, commandés par un menu), d'impliquer activement le citoyen moyen au processus de diffusion de l'information.

Sous cet aspect, on peut distinguer trois étapes dans les relations hommemachine:

1. D'abord, l'échange et le traitement de l'information n'étaient possibles que par des relations homme-homme. Des moyens techniques primitifs comme le tam-tam, ou plus tard le matériel de bureau, soutenaient ces opérations.

2. Vint ensuite une relation homme/homme-machine, les besoins d'information de l'homme ne pouvant plus être résolus que par des spécialistes (programmeurs). L'individu n'avait plus de contact direct avec la machine traitant l'information.

3. Aujourd'hui, l'homme est en relation directe avec la machine, qui est devenue un partenaire traitant des informations.

Impact des systèmes d'information sur le personnel

Les scientifiques engagés et les syndicalistes qui analysent la signification de tels systèmes pour les travailleurs les appellent "systèmes d'information sur le personnel". Ils voient de plus en plus dans ces installations un moyen de diriger et de contrôler l'engagement du personnel. L'intensité du travail augmente l'initiative personnelle diminue et en même temps, la main-d'oeuvre est moins nombreuse. En voulant équilibrer leur bilan interne, les entreprises négligent l'impact socio-politique des mesures qu'ils prennent, c.-à-d. un chômage continuel.

L'extension de l'informatique vise les domiciles privés, non seulement comme marché des articles de bureau, mais également comme lieu de travail. Ainsi, ce dernier n'est plus lié à l'entreprise et peut être transféré au domicile des travailleurs, qui effectueront leurs tâches devant leur écran, si possible avec un visiophone et une imprimante. En pratique, le travail peut donc être décentralisé, tout en restant contrôlable. Cependant, une telle évolution risque non seulement de poser des problèmes de sécurité des données, mais aussi de troubler la paix familiale. La famille devra s'imposer une certaine discipline pour que le travail puisse être mené à bien. De plus, l'entreprise en tant que lieu de communication, de rapports sociaux, est amenée à disparaître; les avantages sociaux acquis comme la protection des travailleurs régie par la loi, les réglementations tarifaires, la cogestion et la protection sociale du travail perdent de leur importance actuelle. A quelles dispositions du droit du travail ces travailleurs "informatisés" sont-ils soumis? Sont-ils des employés ou des indépendants? Pour l'employeur, les avantages sont clairs: il peut réduire ses charges annexes au salaire et ses frais généraux.

Le dialogue homme-machine remplace la communication sociale avec les collègues et les amis; l'interaction avec l'ordinateur détermine les comportements sociaux. Par conséquent, les technologies de la communication constituent une intervention massive dans les relations interhumaines.

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